En attendant Banco

Publié le par astroJR

 En attendant la sortie de "Banco", leur prochain album, début décembre, j'aimerais parler un peu de Têtes Raides, un groupe que j'aime beaucoup. Ils commencent à être vraiment connus, du moins de nom. On lit pas mal de choses à leur sujet : "indépendants" (c'est faux), "rock festif" (ça ne veux rien dire, ou c'est très réducteur), "engagés" (c'est jamais si simple)... Ils sont capables de faire des concerts acoustiques dans un vieux théâtre parisien, puis de faire ensuite la tournée des festivals rock, avant de se lancer dans l'aventure d'un spectacle pour enfants ; ils ont collaboré longuement avec Jean Corti (accordéoniste de Brel), mais aussi avec Noir Désir ; ils chantent des textes saugrenus parfois à la limite du n'importe quoi, mais adaptent aussi Fernando Pessoa, Robert Desnos, Kateb Yacine, Philippe Soupault... En bref, pas facile de les résumer en deux mots.

 J'ai découvert Têtes Raides avec pas mal de retard. Je les avais entendu une fois seulement il y a quelques années, lors des victoires de la musique en 2000 ou 2001. Au milieu de tout le fatras ennuyeux des variétoches sirupeuses qui plaisent au porte-monnaie des actionnaires des majors, a déboulé un groupe totalement différent. Le présentateur annonçait quelque chose comme du "rock engagé", on s'attendait à bailler d'ennui, et voilà que ça n'a rien à voir avec ce que l'on attendait : violoncelle, accordéon, saxophone, une musique pêchue et originale, et un chanteur aux accents bréliens qui chante un texte ciselé et complexe, avec un refrain énigmatique :
"C'est eux qui me l'ont dit
 De remplir nos galoches,
 De charger nos fusils
 De pierres et de brioches.
 Vite, dépêche-toi,
 --- J'entends la ferraille des soldats !"


Voilà un clip assez moche (question qualité vidéo) de cette magnifique chanson, version studio, trouvé sur Youtube :


 À ce moment, je suis en classe prépa, je n'ai pas vraiment le temps de sortir le nez de mes cours. Et puis j'écoute plutôt de la musique classique et du jazz ; la chanson m'ennuie la plupart du temps, et je ne la tiens pas en très haute estime, en dehors de quelques noms comme Brassens, Ferré, Brel, Leclerc, Vigneault, Nougaro, Barbara : des chanteurs qui ont tous le gros de leur oeuvre dans le dos, et pour certains hélas définitivement. Et le rock ? Je n'y connais rien, et c'est encore plus ou moins le cas
aujourd'hui. Mais déjà je suis curieux, et prêt à me laisser surprendre, et ce groupe à peine entrevu va rester gravé dans ma mémoire : alors comme ça, ça existe encore ?

 Puis passe le temps, doucement ; ma culture musicale (et générale aussi) se diversifie un peu après mon entrée à l'ENS Cachan. Un jour de décembre 2003, à la sortie d'un gros devoir d'algèbre de préparation à l'agrégation, dans un café où on casse la croûte sur le coup de trois heures en demie, avec des camarades de promo, on discute. En général, avec eux, ça parle rock ou politique ; ici la radio passe Aznavour, et bizarrement ça lance la conversation sur la chanson ; on découvre que plusieurs d'entre nous sont gênés par la même inculture : on est tous d'accord sur le génie de Brassens, et ensuite ? Certains d'entre nous n'ont jamais écouté Léo Ferré ; on a des appréciations très diverses sur Gainsbourg... Et aujourd'hui, ce qu'on entend sur les radios, au mieux, nous ennuie. Est-ce qu'il existe encore des "grands" créateurs dans la chanson francophone, que l'on écoutera encore dans quarante ans ? On se gausse gentiment de Lavilliers, de Souchon, de Renaud, d'Higelin, pour lesquels on a bien une petite sympathie, voire plus, mais dont on sent confusément la kitscherie, et puis, même eux ne sont plus tout jeunes... Et puis je me rend compte de l'absurdité de cette conversation : on se plaint que la chanson est morte, mais en fait on n'en écoute pas ! On a tous fait le constat qu'il est impossible de se forger une culture musicale décente en se contentant d'entendre et de subir ce que les grands médias diffusent. Et les Têtes Raides me reviennent en tête :
 "Vous connaissez les Têtes Raides ?"
 Tous : le nom leur dit quelque chose, mais les ont-ils déjà écoutés ?
 "Eh bien c'est ça le problème ! J'ai entendu un titre d'eux, un seul, il y a plus de deux ans maintenant ; si tout ce qu'ils font est de ce niveau-là, alors oui, il existe encore des grands. Et s'il y a un groupe dont un seul de nous peut dire ça, il doit y en avoir bien d'autres artistes dont aucun d'entre nous n'a entendu quoi que ce soit, pas même le nom, et qui pourraient bien mériter ce titre. Les médias mettent toujours du temps à réagir, mais c'est certain, dans trente ans on écoutera bien des chanteurs des années 1990-2000. Qui ? Peut-être les Têtes Raides, qui sait ?"

 Quelques mois plus tard, coïncidence, en écoutant France Musique (bah oui, je l'ai dit, c'est ce que j'écoutais surtout), dans une émission un peu fourre-tout, le présentateur commence par annoncer qu'une fois n'est pas coutume, il allait passer un titre d'un disque qu'on venait de lui offrir et dont il ne connaissait rien ou presque des artistes en question, une chanson qui s'appelle "Mon slip". Aïe, ça part mal, ça va être graveleux, faussement spirituel et/ou nombriliste... Et après juste quelques notes, stupeur ! Mais ? Mais c'est excellent ! Mais ? Mais ? Mais c'est les Têtes Raides, pas de doute ! La musique est une sorte de tango plein de petites surprises, le texte est franchement délirant et surréaliste, comme une sorte de dessin d'enfant plein d'associations d'idées automatiques (chapeau, corbeau, croco, chameau) avec des apartés plus graves évoquant peut-être l'enfance enfuie, la part de secret inavouable qui y est liée, ou encore le désarroi devant le passage du temps ; mais ce n'est qu'une interprétation, la chanson le dit elle-même, au dernier vers : "Chacun trouvera son histoire". J'en reste complètement soufflé, c'est un sacré choc ; je m'étais senti un peu péteux en disant "dans trente ans on écoutera peut-être encore les Têtes Raides", mais maintenant, avec un deuxième titre, c'est pourtant pas grand chose, mais j'en suis persuadé. Et aussi bien décidé à aller écouter ça de plus près. Un peu plus d'un an passe et j'emprunte "Chamboultou", "Ginette / Dix ans de Têtes Raides" et "Qu'est-ce qu'on se fait chier !" à ma soeur (merci Mumu !). Dans l'année qui suivra, j'irai les voir en concert et achèterai dans le désordre leurs autres disques ; aujourd'hui il ne me manque que le premier. Suite au prochain épisode avec une critique détaillée de "Chamboultou", un disque pour lequel j'ai une tendresse particulière.

Publié dans Musique

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